Ma vie était gaie. Très gaie. Avant.
Faire des achats constituait l’un des principaux plaisirs de mon existence. Cette époque me paraît tellement lointaine aujourd’hui ! Et pourtant c’était il y a à peine trois mois! Achats déco, mode, design, nouvelles tendances, émissions, magazines remplissaient ma vie. J’ai eu un salon en cuir noir, puis il y a eu la mode country, canapé à fleurs, buffet campagnard bleu lavande à la cuisine, puis la tendance flashy, salle de bains vert pomme et rose bonbon, et l’an dernier, j’ai entièrement rhabillé la maison en style minimaliste dans des teintes cendre et marron foncé. J’ai successivement porté des pantalons cigarette, larges en lin, taille basse, taille haute empire, des sarouels, des shorts sur des collants. J’ai adoré le moment où l’on se bordait les lèvres d’un trait rouge foncé, celui où l’on se poudrait les pommettes avec des paillettes, celui où les fonds de teint dorés donnaient l’allure d’un bronzage, puis l’époque des teints de porcelaine anglais, celle des sourcils réduits à un fil, puis des sourcils épais, triangulaires à la base, les coupes de cheveux androgynes, les boucles en hauteur, les méchages de couleur, les longues franges lisses au naturel, les savants ébouriffages en dégradé. C’était tout moi. C’était ma personnalité, mon identité profonde depuis que j’étais petite : je n’ai jamais supporté ce qui manquait d’à-propos, ce qui était dépassé, statique. Et j’avais du flair, je savais ce qui serait dans l’air du temps avant que la rue ne s’en pare.
Je voyais ma voisine, jeune pourtant, perpétuellement vêtue d’un jeans aux genoux pochés, d’un T-shirt noir ou d’un sweat, toujours sur un vieux vélo qu’elle rentrait le soir dans le couloir. Elle m’avait invitée un jour chez elle pour boire un thé, on se serait crus chez Emmaüs. Voilà des gens que je ne comprenais pas. C’était la non-vie, la renonciation à tout et surtout au respect de soi-même…
Qu’est-ce que j’aimais les samedis! On ne travaille pas ET les magasins sont ouverts. Je les passais dans les meilleures galeries marchandes, chez les spécialistes en ameublement, dans les rues bordées de boutiques où je savais que je dénicherais LA veste, LA nappe, LA paire de chaussures de saison. Quand je l’avais trouvée, c’était un ravissement de la porter et de la contempler, si JUSTE, si exactement ce qu’il fallait à ce moment-là, si neuve et différente, changeant tellement tout que je ne comprenais plus comment j’avais pu aimer la vieillerie qu’elle remplaçait, ces violentes couleurs flashy, ce triste cuir noir, ces sarouels ridicules qui entravaient la marche, cette frange constamment dans mes yeux, ce lourd trait sombre autour des lèvres.
L’essentiel de mon salaire y passait, ainsi que la pension heureusement confortable que me versait mon ex-mari. J’étais abonnée au fromage blanc 0% de matière grasse, aux petits légumes vapeur et aux pamplemousses, sans quoi je n’entrais plus dans les tailles uniques. Mais c’était mon plaisir et ma façon d’être, ainsi mes jours me paraissaient toujours neufs, toujours excitants.
Je me souviens précisément du jour où tout s’est détraqué.
Extrait de la nouvelle « Le Syndrome de Lies », du recueil Pas de Souci!. Annik Mahaim sera à la Librairie Basta le mercredi 7 octobre à 18h pour le lancement de son recueil.