« Une traversée de l’histoire avec un grand H, avec en toile de fond l’esclavage et les brassages de population dont l’île Maurice est un témoignage vivant, c’est aussi un livre sur les relations hommes-femmes, et une réflexion sur le temps et sur l’écriture. »
Geneviève Bridel, Quartier Livres, Journal du samedi, RSR.
Ci-dessous le lien avec le journal du samedi de la Radio Suisse Romande la Première, dans lequel Geneviève Bridel a évoqué Ce que racontent les cannes à sucre, sixième ouvrage de fiction d’Annik Mahaim, et premier publié aux Éditions Plaisir de Lire…
http://www.rsr.ch/#/la-1ere/programmes/le-journal-du-samedi/
Nous vous offrons aussi en exclusivité un nouvel extrait inédit de son roman, qui ne figure pas dans la version définitive, celle que vous pouvez commander ici:
Où Mesmin (le visiteur du passé qui hante la narratrice) raconte comment il a rencontré son esclave chinois, qui est aussi médecin
Laisse-moi te présenter mon esclave chinois, petite; il a joué un rôle considérable dans la famille, tu verras pourquoi. Wang, car tel était son nom, a connu un destin singulier. Il s’était vendu lui-même pour payer une dette d’honneur dont je n’ai jamais réussi à connaître l’origine. Ayant entendu qu’un médecin chinois s’était mis dans cette situation, j’avais remué ciel et terre pour mettre la main sur lui.
Je finis par le découvrir dans un sordide hangar de Grande Baie, non loin de la rade où les négriers portugais, dont le commerce est aussi illégal qu’actif, vendent leurs prises à la connaissance générale. J’y trouve deux messieurs, régisseurs connus de familles alliées à d’éminentes figures du Bureau colonial, en mal de mains pour la coupe (entre nous, cela ne manque pas de piquant, attendu que le Bureau en question est justement chargé de veiller à l’application de la loi interdisant la traite, loi décrétée par Londres.) Mon Chinois, au bord de l’inanition, se tient près de la porte, flanqué d’un sbire du compatriote auprès duquel il a contracté sa dette; un écriteau pendu autour de son cou indique un montant exorbitant pour son achat.
Je suis arrivé à temps. Le prix de cet homme frêle dont la barbichette grisonne et que personne n’imagine couper une ligne de cannes, suscite les rires des brutes incultes venues faire leurs emplettes en ces lieux. Ils ne savent soupeser que le muscle et je crois bien que sans moi, il serait mort debout dans ce hangar.
Je l’achète et l’emmène à Varangues, usant dans la diligence de mon chinois rudimentaire, qui m’est fort utile, car il ne parle ni anglais ni français (la langue chinoise procédant de beaucoup de variétés, il s’agit en réalité d’un dialecte cantonnais; je n’ai jamais appris le mandarin.) Il ressort de mon interrogatoire qu’il est médecin à la manière de Canton dont il est originaire, et qu’en cette qualité, il a exercé son art auprès de riches négociants chinois de Port Louis. Il se refuse à m’en dire plus; je me figure que sa dette a surgi lors de la pratique de son exercice, à moins que ce ne soit au jeu.
Dès le lendemain, je le mets en rapport avec un Chinois de Grand Port qui l’aide à se procurer les plantes et les aiguilles nécessaires à sa pratique, et je lui explique ce que j’attends de lui (tu sauras bientôt comment j’en suis venu à estimer l’art médical chinois.)
La semaine suivante, il est à l’œuvre à l’hôpital des cazes. Tout d’abord ses aiguilles sèment la panique parmi mes esclaves; ils y voient une pratique d’envoûtement. Mais après qu’il a réussi à guérir plusieurs enfants nègres de la dysenterie, cette réputation de magie noire le sert au contraire, et mes esclaves ne parlent bientôt plus que du sorcier chinois. La situation sanitaire ne cesse de s’améliorer sur la propriété.
Quant à moi, je lui demande de me faire passer mes crises de sciatique, ce qu’il réussit parfaitement en dépit des supplications de mon épouse. Prudence s’alarme à l’idée que le docteur Descombes, le médecin français de Grand Port, ne refuse ses secours à Varangues, s’il vient à ses oreilles je me confie à un longaniste. Ayant observé que le principal, voire l’unique traitement que cet empiffré toujours au bord de l’apoplexie prescrit à ses infortunés patients est la saignée, aux effets de laquelle je ne crois guère, cela ne me paraîtrait pas une grande perte.
Je ne suis pas mécontent de moi. Quelques semaines après l’arrivée de Wang sur la propriété, ma fille Louisa, qui va sur ses cinq ans, fait des fièvres et nous craignons une malaria. Ignorant Prudence que je dois faire enfermer dans sa chambre par Labaraque (c’est la seule fois de notre longue vie conjugale où je l’entends crier), et Madame de Maintien qui se tord les mains dans le corridor, un soir où Louisa brûle et délire, je fais appeler Wang et sa trousse. Il s’enferme toute la nuit avec notre fille et sa nounou. J’ignore quels soins il lui administre, mais le lendemain matin, la fièvre s’est envolée. Pendant toute une semaine, Louisa demande elle-même, à ma surprise, à boire trois fois par jour une décoction d’une amertume affreuse qu’il lui a prescrite et ses fièvres cessent définitivement.
Trois mois plus tard, j’apprends que des habitants du district viennent furtivement se faire soigner chez Wang à la nuit tombée, et qu’un planteur de mes voisins lui a même envoyé la dame de compagnie hollandaise de son épouse. Je décide alors de sortir Wang de l’hôpital des cazes et de l’établir dans l’ancienne forge, que je fais aménager en conséquence. Je souhaite qu’il y exerce librement son art contre des honoraires. Je le prie seulement de rester sur la propriété et de dispenser par préférence ses secours à nos gens; je compte sur sa reconnaissance. En échange, je renonce à sa possession et je lève son statut d’esclave, qu’il n’a d’ailleurs jamais vraiment revêtu à mes yeux.
Wang accueille mon annonce en silence, s’installe dans l’ancienne forge et consent à commencer à apprendre le créole avec Sidonie. Cependant, il s’entête à me remettre chaque semaine les roupies que lui rapportent les consultations consenties à des voisins. Je finis par renoncer à l’en dissuader. J’en suis réduit à des conjectures, présumant qu’à la suite de la mystérieuse origine de sa dette, il a perdu la face à un degré tel qu’il se sent en quelque sorte dépouillé de son existence; devenu une sorte de spectre pour les siens, le statut d’esclave ne s’appartenant pas est sans doute celui qui s’accorde le mieux avec sa position.
C’est ainsi que j’ai à Varangues, et cela bien après l’abolition de l’esclavage, un esclave qui n’en est pas un et dont la réputation s’étend à tout le district.
Vous pourrez retrouver cet extrait ainsi que d’autres, publiés ou inédits, sur la page de Ce que racontent les cannes à sucre