Où Mesmin jette un regard critique sur ce que fut son existence (détails)
Je me revois pérorer dans les salons, troublant les dames, jetant des sujets inconvenants sur le tapis, recherchant les œillades; je me revois, un verre de punch à la main, défiant des messieurs qui ne soutiennent pas mon regard, à l’affût, m’attachant à leur inspirer un respect toujours à reconquérir, car ils attendent un faux pas de ma part pour me jeter hors de leur cercle étriqué (ils pourront enfin dire alors qu’il fallait s’y attendre, que ces Indiens n’ont ni le sens des affaires ni le goût du travail, qu’en définitive, ce Monsieur d’Armont avait des origines bien mélangées); je me revois leur clouer le bec année après année (car je suis plus riche qu’eux). Et tout cela, qui m’a tant occupé, me paraît dérisoire.
Je me revois me marier en habit noir au Port Louis, ayant procédé aux incantations d’usage, avalé une insipide pastille de pain azyme et subi des litanies latines, pour me retrouver sur le parvis avec une épouse qui ne m’inspirait ni désir ni sentiment.
La vérité est que je n’ai pas été un époux aimant. Sans doute ai-je vécu en aveugle auprès d’une femme que je n’ai pas cherché à comprendre; j’ignore ce qu’ont été les rêves de Prudence; sans doute ne méritaient-ils pas tant d’indifférence.
Sais-tu, petite, ce que veut dire voir ? Désormais je vois dans le passé et cela est nouveau. Jusqu’à présent je n’avais pénétré que l’avenir, et le voilà qui se dérobe; présentement je discerne de quoi fut faite la fausse vie à laquelle toute ma vie j’ai joué.
Mon tuteur et son épouse m’ont astreint à ne pas être moi-même. Qui j’étais a été obstinément corrigé, jeté aux oubliettes, détruit. Ils m’ont contraint à me couler dans la coque creuse de leurs us, de leurs coutumes et de leurs croyances; ils m’ont enseigné que l’amour n’est rien et que seul importe le devoir: je me suis accoutumé à n’être que toléré. En leur société, j’ai découvert que le plus fort a toujours raison, et je m’y suis si bien exercé que j’y ai excellé.
J’ai appris que les êtres que j’aime disparaissent.
Je fus porté sur les épaules de Père, puis il disparut; il me fallut attendre l’âge de vingt-sept ans pour apprendre quel avait été son destin.
Je dormais avec Mère; quelques jours après l’anniversaire de mes sept ans, mon tuteur me confia soudainement à des voisins et quand je rentrai, Mère avait disparu. Il m’expliqua qu’elle avait rejoint le Bon Dieu et qu’Il l’avait accueillie. Je m’endormis en pleurant, seul dans notre lit, sans comprendre pourquoi elle avait préféré rejoindre le Bon Dieu plutôt que de rester avec moi. Souvent je fus en rage contre elle; il me fallut attendre Monsieur Hutin pour me représenter comment le choléra avait pu l’emporter.
L’épouse de mon tuteur m’enseigna principalement qu’une femme est la personne qui, dans une maison, veille à ce que tout reste toujours pareil, régente la propreté de vos ongles et de vos oreilles, vous oblige à vous agenouiller avant le coucher pour faire votre prière, contrôle vos bonnes et vos mauvaises pensées et vous inculque ce que vous devez être.
Parvenu en mon âge adulte, je ne me suis plus rien laissé voler; j’ai tout conquis. J’étais pris dans une forme illusoire qui n’était pas la mienne. Ce serait l’armure d’un chevalier qui se croit encerclé par des hallebardes et dont chaque pas déclenche un bruit de ferraille; une figure terrifiée, seule sur le pont-levis d’un château fantôme, cernée par des ennemis imaginaires.