
"Je savais que mère n'avait pas été esclave; je commençai à me demander de quelle caste elle pouvait être issue"
Où le jeune Mesmin, débarqué à Pondichéry, tente de comprendre la société tamoule
Je m’illusionnai quelque temps sur la possibilité que j’aurais de me frotter à la société tamoule ou, tout au moins, de réussir à fréquenter l’une ou l’autre famille. Mais je ne tardai pas à devoir admettre, malgré le dépit que j’en conçus, qu’ils me considéraient comme un Blanc, tout étrange et précaire que fût ma situation à Pondichéry. Je compris que leurs portes me resteraient fermées; j’échouerais à entrer en relation avec eux autant qu’à me former une claire représentation de leur existence et de leurs conditions, fort variées, ainsi que des règles régissant leur société.
Dans un premier temps, je passai l’essentiel de mes maigres loisirs dans la ville noire, ouvrant tout grand mes yeux et mes oreilles. Quand je croisais une Tamoule en sari accompagnée de bambins, mon cœur battait plus fort et, me dissimulant dans la foule, je la dévorais des yeux, cherchant à percer je ne sais quel mystère, à l’affût de quelque détail, d’un indice singulier; ces observations me laissaient songeur durant des heures. Elles ne m’éclairèrent guère, car je voyais, ainsi qu’on peut sans doute l’observer sur tous les continents, des mères enjouées et attentives envers leurs petits fiers, vifs, amusés, et d’autres peureux et dociles, traînées à grands pas ou même battus par des femmes aux lèvres pincées et aux yeux furieux; mon cœur n’avait pas besoin de se trouver sur ce bout de terre pour connaître que Mère ressemblait aux premières.
Je trouvai d’ailleurs ce peuple semblable en bien des traits à ceux que j’avais observés à l’Isle de France: les marchands toujours à l’affût d’une bonne affaire; l’amusement général, qui pouvait surgir lors d’un incident comique dans la rue, faisant des rieurs un seul et même peuple; le respect dû au grand âge. Je dus cependant m’avouer que je ne faisais qu’entrevoir des reflets; il me semblait me trouver devant un lac sans horizon et recélant, à des profondeurs insondables, des beautés et des horreurs imperceptibles à quiconque n’y était pas plongé.
C’est qu’au fil des mois, je remarquai, à un degré bien plus marqué que dans mon île, où des hospices ont été construits pour les miséreux, la richesse la plus opulente côtoyer la plus épouvantable détresse. Quiconque en conviendra, qui a assisté à l’arrivée d’un dignitaire indien reçu par les autorités coloniales, avec ses éléphants recouverts de soie et de pierreries, ses dais d’or pur, le cortège de ses harems voilés, les costumes étincelants de sa cour et de ses armées en procession, et aperçu dans les rues adjacentes des lépreux tendant leur sébile au coin des rues, quand ils ont encore une main pour le faire. Dans la ville noire, je croisais des squelettes vivants, adultes et enfants; des vieillards agonisant en plein soleil, tavelés de vilaines pustules, incapables de se relever, montrant leur bouche édentée dans un râle; et cela dans la plus parfaite indifférence de la foule.
Glanant ça et là des renseignements, souvent dans la boutique quand j’avais le loisir de bavarder avec des clients, je compris que la société tamoule se divisait en castes fort complexes. L’on me raconta qu’un noble brahmane ne mangeait que des aliments préparés par un autre brahmane, et que dans le comptoir, la caste des marchands se subdivisait en de nombreuses sous-castes qui ne se mariaient pas entre elles et se parlaient à peine. Je n’avais rien conçu de tel à l’Isle de France, où l’on se contentait de distinguer les blancs des gens de couleur et, parmi ceux-ci, les libres des esclaves.
Je savais que mère n’avait pas été esclave; je commençai à me demander de quelle caste elle pouvait être issue. Rien n’indiquait qu’elle fût d’origine noble; j’écartai la condition de paria, les quelques bijoux qu’elle tenait de sa famille ne la rendant pas plausible; je refusai qu’elle fût fille de joie, et d’ailleurs, je ne pense pas que Père eût pris des dispositions en notre faveur dans ce cas; j’en vins à conclure qu’elle devait être de l’une des familles de marchands ou d’artisans indiens établis au Port-Louis. Je me demandais s’il me serait possible de retrouver cette famille. Seulement je ne connaissais pas son nom indien, et je savais que même s’ils s’en souvenaient, jamais mon tuteur et son épouse ne me le feraient connaître; sa rencontre avec Père datait maintenant d’une vingtaine d’années. Devrais-je frapper à toutes les portes indiennes de Port-Louis (et ceci en admettant qu’elle provînt bien du Port-Louis), en demandant si une jeune fille des leurs, dont je ne connaissais pas le nom, s’était enfuie de la maison il y avait deux décennies?
Me sentant tout à fait découragé sur ce point, je résolus de me contenter de continuer à observer les Tamouls qui m’entouraient, cherchant à susciter des réminiscences et à réveiller ce qui pouvait l’être dans ma mémoire.
Je me sentais fort curieux des significations des vêtements, divers à l’extrême, dont je les voyais revêtus, et des signes sacrés qu’ils arboraient sur le front. Il commençait à m’apparaître qu’une part importante de leurs gestes quotidiens obéissait à des considérations religieuses, autant que pratiques; il me semblait d’ailleurs qu’ils mêlaient avec constance l’un et l’autre domaine. J’étais excessivement sensible, comme si cela eût pu se humer ainsi que le parfum d’un encens, aux millénaires de culture et de dévotion qui me paraissaient imbiber leurs êtres. Leur société me paraissait cependant façonnée par une histoire si ancienne et si profonde que je saisissais que, dans la situation où je me trouvais, je ne pouvais en pénétrer les fondements.
Aussi mon pays tamoul ressemble-t-il à un songe que j’aurais fait en des temps anciens, si reculés que les accents principaux m’en échapperaient; il luit dans ma mémoire, nuit tropicale peuplée d’insaisissables comètes, d’astres hautains et de planètes voilées, dont je n’ai point découvert les mystérieuses lois.