Déconnecter – Concours premiers écrits

Déconnecter – Concours premiers écrits

Nouvelle inédite de Jessica Viallauréate du concours 2018 sur le thème du « Monde numérique » organisé par les Editions Plaisir de Lire avec le soutien de la CIIP. (Réservé aux auteurs n’ayant jamais publié)
Les 5 lauréats de ce concours ont suivi 3 ateliers d’écriture organisés par Mme Annik Mahaim.

Déconnecter – Concours premiers écrits

Déconnecter

« Monsieur Hansen, votre lessive. »

Thomas est tiré de ses pensées par la voix douce d’une employée de la buanderie. Il grogne, sans détacher les yeux de son écran.

– Votre lessive, répète la jeune femme, un peu plus fort, mais sans agressivité.

– Je vous ai entendue, maugrée Thomas.

Sans prendre la peine de la regarder, il lui désigne l’espace sous son bureau amovible, juste à côté de ses pieds. Elle y dépose docilement la corbeille et tourne les talons sans un mot. Elle n’aura pas un merci, pas un au revoir, et ce n’est pas la peine de songer à un pourboire. Les premiers jours de son contrat, il se sentait gêné qu’on l’assiste pareillement dans les tâches du quotidien. Six mois plus tard, le confort est devenu une habitude.

Thomas frappe du plat de la main sur le bureau, contrarié : cette interruption l’a déconcentré. Son ordinateur émet le son caractéristique de l’arrivée d’un message privé.

(07:52) Les types de Boston débarquent le 20. Possible d’avoir un prototype d’ici-là ???              
La question vient de José, son supérieur hiérarchique, un chef de projet auquel il n’a jamais parlé de vive voix. De lui, Thomas ne connaît que la photo qui s’affiche sur son profil en ligne – un plan rapproché, de face, où il a des airs de repris de justice – et sa propension à abuser de la ponctuation dans la messagerie instantanée.

Thomas fronce les sourcils. Quel jour est-on déjà ? En trois mois passés dans cette entreprise, à travailler presque jour et nuit, les notions de temps, de jour et d’heure lui sont devenues abstraites. Il ouvre l’application calendrier.

(07:58) Demain ? écrit-il nerveusement dans la fenêtre de discussion, ponctuant son message d’un émoticône circonspect, au sourcil levé.  Son interlocuteur lui adresse sans attendre un autre visage jaune au sourire sarcastique.

Il est huit heures du matin, mais Thomas est réveillé depuis cinq heures. Impossible de dormir plus longtemps quand la messagerie déborde, quand les fils de discussion de différents projets le bombardent de notifications. L’heure de musculation qu’il avait prévue à la salle de sport du campus a été rapidement rayée de son planning initial. Huit heures, c’est « l’heure d’aller prendre le pouls de la fourmilière », se dit-il. Il attrape une chemise propre dans la corbeille, anéantissant au passage le soigneux pliage de la buandière, puis jette son pull à capuche sur le sol, aux bons soins de la femme de ménage.  Il s’engage dans l’ascenseur. Comme chaque jour, il se demande si le fait de loger sur son lieu de travail est un choix adéquat. Dans un moment de lucidité, le développeur se dit qu’il aurait peut-être besoin d’espace, de recul par rapport à son employeur. Ses doutes se dissipent lorsqu’il pénètre dans l’immense open space, le cœur de l’entreprise.

Les employés l’appellent La Ruche, mais tout œil extérieur le trouverait bien mal nommé. Une ruche peuplée d’abeilles, ça fourmille, ça bourdonne, ça vit au rythme des va-et-vient incessants de ses occupantes. Dans ces alvéoles-là, seul le bruit frénétique des doigts qui courent sur les claviers vient rompre le silence. Pas de discussion animée autour de la machine à café, pas de bruyante réunion. Chacun s’installe à un bureau anonyme, sans place attribuée, et y branche son ordinateur portable. Pas de photo de famille, ni de dessin du petit dernier, pas de souvenir de vacances, pas de fioriture. A La Ruche, la fantaisie est orchestrée : sur les murs ornés de grands cercles jaunes et noirs, sur les fauteuils géants et sur le baby-foot dans le hall d’entrée. Il s’agit d’un modèle unique en bois précieux, réalisé à la demande du directeur général. Une réplique de la finale de la Coupe du monde 1998 qui trône ici comme une œuvre d’art, mais sur lequel personne n’ose lancer de partie endiablée. « Nous ne faisons qu’un, et c’est notre force », avait écrit le directeur dans son dernier e-mail de bilan, et Thomas ne pouvait pas lui donner tort. Interchangeables et efficaces. La perspective rassurante de l’anonymat.

Thomas se glisse dans un espace libre. Il pianote sur son bureau, en panne d’inspiration. Annulaire, majeur, index. Annulaire, majeur, index. Toujours le même rythme nerveux. A la table d’en face, un casque vissé sur les oreilles, sa collègue Nina semble ne rien remarquer. Elle loge dans le même bâtiment du campus et ils échangent parfois quelques banalités. C’est une employée sans histoire, rattachée au service de la comptabilité, qui arrive chaque jour dans La Ruche à sept heures trente-cinq précises et qui n’en repart, généralement, qu’à la nuit tombée. Thomas l’imagine consciencieuse, voire perfectionniste. Il la trouve plutôt jolie avec ses taches de rousseur et les tressages compliqués qu’elle exécute dans ses cheveux. Quand ils se croisent dans l’ascenseur, ils se parlent de l’efficacité du service de conciergerie, comparent la qualité des restaurants du campus, imaginent le temps qu’il fait dehors, rigolent de leur habitude commune de reporter les séances de sport. Mais Nina n’est pas un objet de fantasme pour Thomas. Elle est plutôt une présence constante et agréable, une partie inamovible de l’entreprise, un élément de repère qui rend La Ruche un peu moins inhospitalière.

***

Onze heures. Thomas teste son algorithme. Il y a quelques détails à ajuster, mais le projet sera prêt pour Boston. Nouveau message :

(11:12) On va prendre un café ?

C’est Nina, qui ne lève pourtant pas la tête de son écran, absorbée par la rédaction d’un rapport.

(11:12) Pas le temps, désolé…répond Thomas, du tac au tac.

Un peu gêné par son ton tranchant, il rajoute un émoticône gêné. Pas de réaction. Il se replonge dans son travail et le léger sentiment de culpabilité qui l’avait envahi disparaît entre les lignes de code.

   (12:22) Vous n’avez pas encore fait d’exercice aujourd’hui. Prenez une pause et effectuez quelques mouvements.

Thomas efface avec agacement le message de la coach en sport et nutrition dont l’entreprise lui offre les services. Il bute sur l’implémentation d’une fonction, ce n’est pas le moment de le déranger.

  (12:35) Il fait 24 degrés aujourd’hui dans votre zone de localisation, aucune précipitation n’est annoncée pour la journée, lui indique son application météo. « Et donc… je fais quoi ? Un pique-nique ? », ricane-t-il en balayant la notification du doigt sur l’écran tactile. Avant de le quitter, Julia lui avait demandé pourquoi il était toujours aussi acide. « On dirait que rien ne t’atteint, que tout n’est que blague ou sarcasme », lui avait-elle reproché. Thomas n’avait pas su quoi répondre, car c’est un fait, il retourne toutes les situations en ironie ou en dérision. Un mécanisme de protection, sans doute. Une sorte de carapace qu’il ne renie pas ; il faut avoir la peau dure pour supporter La Ruche dans toutes ses exigences et ses absurdités.

***

Le règlement est clair : pas de nourriture dans l’alvéole aseptisée. Mais le campus offre de nombreuses possibilités de restauration. Thomas s’attable, seul, dans une échoppe à sushis, où il passe commande à l’aide d’une tablette électronique, son empreinte digitale en guise de signature. Le montant sera automatiquement débité de son prochain salaire. Quelques minutes plus tard, une serveuse joviale lui apporte un assortiment de sashimis. Elle essaie de lancer la conversation, poétisant sur la chaleur du dehors et le temps capricieux des derniers jours. Mais Thomas n’est pas sorti du bâtiment depuis plusieurs jours et il ne s’est enquis de la météo qu’au travers de webcams. La serveuse se lasse vite de ses soupirs et se précipite pour servir une nouvelle cliente. « Bientôt remplacée par un robot… », pense Thomas, sardonique.

Le restaurant est rempli et la plupart des clients continuent à travailler sur leur ordinateur portable en engloutissant leurs mets japonais. Thomas ouvre son appareil, mais il est coupé dans son élan par le bruit d’une chaise que l’on traîne sur le sol. C’est José, son chef de projet, qui s’assied en face de lui. Thomas le voit pour la première fois en chair et en os et se dit qu’il a l’air plus affable que le prisonnier sur son profil en ligne.

-Je peux ?

-Question rhétorique, grogne Thomas en lui faisant de la place sur la table.

José ne relève pas le sarcasme.

-Tu ne réponds plus aux messages ? Je t’ai envoyé deux ou trois directives concernant le projet pour Boston et…

-Je suis parti de l’open space il y a à peine vingt minutes, rétorque Thomas. Il jette un œil à sa montre connectée et y découvre une dizaine de messages de José.

-J’ai su que tu étais là grâce à la géolocalisation de ton badge. On va perdre un temps précieux si je dois me déplacer pour te parler, Thomas. Sois attentif à ta messagerie.

-Oui, mais, je…

-C’est un gros projet. J’espère que tu as bien compris les enjeux, le coupe José en se levant.

-Très bien, lâche Thomas du bout des lèvres. Mais José est déjà reparti au pas de course.

La Ruche ne connaît pas de temps mort. Thomas reprend le chemin du bureau sans terminer ses sashimis. Dans sa tête, une petite voix imite celle de José : « J’espère que tu as bien compris les enjeux… »

Le bureau que Thomas occupait le matin est désormais pris par une stagiaire du service juridique, qui a étalé ses dossiers en pagaille sur la table. C’est l’un des mantras de la direction : les employés des différents secteurs, tous niveaux hiérarchiques confondus, doivent se mélanger, ne pas être géographiquement séparés, partager leurs espaces de travail. « C’est quand même étrange cette organisation, alors qu’on se parle essentiellement par messagerie », lui avait glissé Nina, un jour où ils partageaient l’ascenseur vers leurs logements. Thomas se souvient de ce bref échange alors qu’il prend place sur un nouveau poste, en tous points pareil au précédent. Il est conscient des incohérences de La Ruche, mais préfère ne pas trop s’y attarder. Il sait qu’il y perdrait trop d’énergie. Il a un projet à terminer et le temps presse: les propositions de la graphiste pleuvent dans sa boîte de réception et José les reçoit en copie.

***

Nina écrit… Thomas le voit ; trois petits points dansent depuis cinq minutes dans sa fenêtre de dialogue. Un long message, apparemment. Ou alors elle écrit puis efface, recommence, choisit ses mots avec soin. Il lui jette un regard furtif, mais elle fixe intensément son écran. Il attend le tintement d’une alerte, mais rien ne vient.  Perdant patience, Thomas ouvre son fil de discussion intitulé « graphisme Boston ».  Il gère désormais six onglets de messagerie en parallèle, qui sonnent et clignotent au fur et à mesure des réactions de ses collègues.
(14:23) Les versions 3 et 4 de l’habillage sont plus aérées. On laissera choisir au client entre ces deux propositions. José, tu en penses quoi ?écrit-il.

José envoie sans attendre le symbole du pouce levé.

***

La Ruche se vide au fil des heures autour de Thomas, absorbé par ses tests. Les employés quittent un à un leur espace de travail et leur voyant passe au rouge dans la messagerie en ligne: « hors du bureau ». Ils sont plusieurs centaines à loger à la semaine dans les petits studios du campus, ou, pour les cadres, dans des appartements plus luxueux situés dans l’annexe.  On les retrouvera en soirée dans les restaurants et les bars du campus, ou à la salle de sport ouverte 24 heures sur 24. D’autres vivent en ville avec leur famille. Pour eux, un service de taxis, payé par l’entreprise, est à disposition tous les jours de l’année. Ils peuvent le commander directement depuis leur messagerie, à peine leur tâche terminée. Une forme de timbrage que la direction peut, évidemment, consulter. Mais à La Ruche, chaque heure  est précieuse, chaque minute consacrée à un projet permettra de se faire un nom dans la foule. Passer une nuit blanche sur un problème ou rester sur le campus pour le week-end vous fait gagner des galons et le respect de vos pairs, dans un environnement où chacun présente son nombre d’heures supplémentaires comme un trophée. Au diable le sport et les activités récréatives ! Que cela soit dans l’alvéole ou à domicile, les abeilles continuent souvent  à s’activer jusqu’à minuit passé.

Ce soir-là, Nina est l’une des dernières à indiquer sa présence et son voyant dans la discussion en ligne est toujours vert. Thomas regarde autour de lui et la repère un peu plus loin dans l’alvéole, l’air toujours aussi concentré. Il sait qu’elle est comptable, mais il ne lui a jamais demandé à quel secteur ou à quel projet elle était affiliée. Il pourrait amorcer une discussion, peut-être lui proposer un verre et s’excuser de sa rudesse. Après un peu d’hésitation, il lui envoie un émoticône en forme de verre à cocktail, suivi d’un point d’interrogation. Ce n’est ni très fin, ni très inspiré, mais il se dit qu’il n’est plus l’heure de faire de la poésie.

(23:12) Alors maintenant, tu as le temps, répond-elle, d’un ton que Thomas devine ironique.

(23:13) Trop tard pour être productif.Tu devrais te reposer aussi, écrit-il avec empressement.

Il peut l’observer depuis son poste et remarque qu’elle sourit.

(23:14) Mon responsable veut que je termine plusieurs rapports pour demain. Mission impossible !

(23:16) C’est classique dans cette boîte. Demande insensée sur demande insensée, et si possible pour avant-hier ! Je compatis….

Il est conscient que sa messagerie pourrait être lue par des tiers et que ce type de critique le compromettrait gravement.

Nina met du temps à répondre. Elle est sans doute plus prudente que lui dans sa communication.

(23:22) Pas de petit remontant alors ?,insiste Thomas.

(23:22) Navrée. Une prochaine fois.

Elle envoie un émoticône peiné. Thomas se fend d’un « bon courage, alors », accompagné d’un sourire virtuel. Il quitte la pièce aux multiples recoins, où seuls Nina et deux autres employés travaillent encore. En le voyant partir, elle lui adresse un furtif signe de la main.

Les clients de Boston sont arrivés. Le projet est important, suffisamment pour réunir tous les protagonistes dans l’une des grandes salles de conférence de La Ruche, sans l’entremise de la vidéoconférence. Si les Américains ont fait le déplacement, c’est qu’il y a un gros contrat à la clé. Pour soigner la première impression – un principe appris à La Ruche – Thomas a investi dans un costume trois-pièces. Mais l’apparence ne fait pas tout. Sa nuit a été passablement agitée : il a rêvé de rendez-vous oubliés et de tics de langage impossibles à dompter. Il a passé ses heures d’insomnie à retoucher sa présentation, à la répéter face à des acheteurs imaginaires. Comme d’habitude, il ne se trouve pas assez éloquent, il bafouille quand il prend la parole. Mais le code fonctionne, l’algorithme qu’il a développé n’a pas de défaut. L’ordre et la logique feront le travail, cherche-t-il à se convaincre.

Ils sont trois à représenter le géant américain des cosmétiques dont La Ruche veut faire son client. Trois hommes blonds au teint hâlé, la cinquantaine, dans des costumes sur mesure, qui semblent sortis d’un moule. Chacun se présente et détaille sa fonction. Quand vient le tour de La Ruche, seul José décline son identité, et présente « son équipe » d’un vaste geste de la main en direction de Thomas, de Renata, la cheffe graphiste, et d’Isabelle, l’assistante.

« Nous allons vous présenter le prototype pour la gestion du catalogue », annonce José, enjoué, comme s’il introduisait un numéro de magie aux trois clients potentiels alignés face à lui. Les Américains sourient, l’air bienveillant, mais Thomas devine qu’ils traqueront le moindre de ses faux pas. Il salue et se lance dans l’arène.

***

« Nous vous tiendrons au courant, we’ll let you know… », répète le responsable de la firme américaine, en serrant la main de Thomas. Il parle trop fort, lui broie trop les phalanges pour être sincère. L’Américain ne se sépare pas de ce rictus avant d’entrer dans l’ascenseur.

-Il ne nous tiendra au courant de rien du tout, décrète José, dans une rage contenue.

-Je sais, répond laconiquement Thomas.

Tout avait pourtant commencé sous de bons auspices. La présentation était bien rodée malgré le ton un brin scolaire et le Power Point austère. « On est loin des cadors de la Sillicon Valley qui vendraient de la neige à des Esquimaux, mais ça devrait passer », s’était convaincu Thomas. Dans un premier temps, les Américains avaient eu l’air séduits par la rigueur du développeur et la précision de ses explications, à défaut d’enthousiasme. Thomas avait alors lancé la démonstration en proposant aux clients de faire une recherche parmi les produits de leur firme. Le plus jeune des consultants avait demandé un fard à paupières de leur nouvelle gamme, dans une nuance de mauve très précise. Sûr de lui, Thomas avait démarré la recherche, mais celle-ci avait débouché sur un message d’erreur. Le développeur avait alors relancé la machine une première fois sans sourciller, mais le programme refusait d’afficher le résultat attendu.                    « Ça marchait il y a une heure », s’était-il énervé, conscient qu’il s’enfonçait davantage dans la maladresse. Silence gêné de ses interlocuteurs.

Thomas avait fini par résoudre le problème en reprenant le code en catastrophe. Le fard mauve choisi avait fini par apparaître à l’écran, l’application était capable d’afficher les produits le plus souvent achetés en même temps que celui-ci et d’en recommander d’autres « que le client pourrait aimer ». Dans les situations d’urgence, Thomas était toujours efficace. Pourtant, l’erreur était si évidente, si évitable ! Il s’était maudit de ne pas avoir fait de dernier test juste avant la réunion. Mais ce qui comptait désormais, c’était de sauver les meubles. Il avait au moins pu montrer aux Américains comment fonctionnait son algorithme malgré deux premiers échecs retentissants. « Il y aura bien sûr quelques ajustements à faire », avait voulu nuancer José, devant l’air sceptique des trois potentiels acheteurs. L’équipe de La Ruche avait ensuite embrayé sur les propositions graphiques, mais tous deux savaient que les Américains avaient déjà la tête ailleurs.

Thomas n’échange pas un mot avec José alors qu’ils retournent à leurs postes de travail, mais il devine que son sort est scellé. Son chef de projet marche trois pas devant lui, les yeux rivés sur son portable. Thomas sent qu’il n’existe déjà plus. Dans la ruche connectée, les reines sont cruelles et les ouvrières qui échouent à leur tâche, vite remplacées.

Les têtes tombent une fois par mois. Les mauvaises langues diront que c’est le seul jour où les employés de La Ruche lèvent les yeux, où les alvéoles s’animent et bruissent autrement que de cliquetis dactylographiques. Il est en effet plus prudent de faire courir une rumeur de bouche à oreille, à voix basse, au détour d’un couloir, que de risquer de se compromettre en la gravant dans le marbre d’un courrier électronique. Les fonctions « transférer » et « répondre à tous » avaient déjà fait trop de victimes.

A dix heures trente précises tous les premiers jeudis du mois, chaque abeille reçoit le bulletin mensuel contenant son évaluation. Chacune sait alors si elle figure sur le podium des employés méritants ou si, au contraire, elle doit prendre la porte. Le jugement est sans pitié, basé sur les seuls résultats. La direction, assistée par les chefs de projets, évalue combien de clients chacun a amenés à l’entreprise, quels contrats ont été conclus, si les projets ont été terminés dans les délais, qui les a vendus pour la somme la plus importante, qui a l’acheteur le plus influent. Certaines fois, tout le monde est épargné. D’autres jours, ce sont cinq, dix ou vingt paires de poings rageurs qui s’abattent sur les bureaux blancs de La Ruche au moment de l’annonce.

Ce jeudi de juin, Thomas ne nourrit que peu d’espoir. Il avait fait illusion lors de ses débuts dans l’équipe, en proposant en un temps record une solution de sécurité pour un important client bancaire. Le travail opiniâtre – et les nombreuses nuits blanches – du petit nouveau avaient été salués par tous les cadres de l’entreprise. Mais à La Ruche, les victoires sont de courte durée : un jour vous êtes célébré en héros et le suivant vous dégringolez tous les échelons péniblement gravis. Le contrat refusé par les Américains a fait de lui un paria, il en est certain. Dans les couloirs, il a déjà remarqué certains regards dédaigneux, et le nombre d’invitations à  «prendre un lunch» (sous-entendu : tenter de rapatrier un collègue performant vers son propre  projet) a été divisé par deux, voire par trois, depuis l’incident « Boston ». Il se grille la cigarette du condamné dans le fumoir, en attendant la sentence.

Pourtant, quand il se précipite sur son ordinateur à l’heure fatidique, il ne peut réprimer une exclamation de surprise. Il a été éjecté du podium, mais il est assigné à un nouveau projet. Une tâche de petite envergure, certes, où il ne sera pas le responsable du développement, mais il a été épargné. Bizarrement, il peine à se sentir soulagé.

C’est une journée particulièrement cruelle pour les employés de La Ruche : une bonne vingtaine de salariés sont licenciés. La plupart sont remerciés dans un délai de trois mois, quelques rares autres, desquels on invoque une faute grave, doivent s’en aller avec effet immédiat. L’atmosphère dramatique qui entoure ce « sacrifice mensuel », comme Thomas aime l’appeler, l’a pour l’instant dissuadé de creuser les motifs de licenciement de ses collègues.

Quelques bureaux plus loin sur sa droite, une quinquagénaire en tailleur-pantalon se prend la tête dans les mains. Quelques minutes avant, plusieurs consultants sont sortis de l’alvéole en pleurant. Thomas voit une sorte de jeu cruel dans l’envoi de ce message à l’heure où tout le monde s’active dans le lieu central de l’entreprise. Pourquoi ne pas le faire à l’aube, ou en fin de journée, où les possibilités sont plus nombreuses de voir tomber le couperet à l’abri des regards ? Il sait que certains se cachent dans les toilettes, téléphone en main ou ordinateur sur les genoux, au moment fatidique.  Parfois, il a l’impression d’être pris au piège d’un de ces jeux télévisés de survie qu’il regardait avec Julia, et pour lesquels elle se prenait d’une passion inexplicable. La Ruche devient une île hostile, où épreuves et stratégies sont nécessaires pour échapper à la « sentence irrévocable » et à l’humiliation publique.

Soudain, sa messagerie s’anime :

(10:34) J’ai argumenté en ta faveur auprès de la direction, mais à partir de maintenant, il faudra te débrouiller…écrit José.

Thomas tape un « merci », mais se ravise avant de presser sur la touche « entrée ». Il efface le brouillon et ferme son ordinateur. Il a besoin de prendre l’air. En fonçant vers la sortie, il ne remarque pas les larmes de Nina, prostrée sur son siège immaculé.

***

C’est la première fois en une semaine que Thomas quitte le bâtiment de La Ruche, et c’est comme s’il redécouvrait les bruits et les odeurs de la rue : la foule, les moteurs, les hot-dogs et les gaz d’échappement. Il erre un moment sans but, à profiter du soleil, puis s’installe sur une terrasse pour siroter un Coca-Cola et manger un beignet. Le type de nourriture proscrite par la spécialiste en sport et nutrition dont il ne cesse d’ignorer les recommandations. Thomas glousse à cette pensée. A son poignet, sa montre connectée vibre environ toutes les dix secondes. Il finit par la retirer d’un geste agacé et la glisser dans son sac, sans consulter aucun message.

Et s’il démissionnait ? Un petit frisson d’adrénaline lui parcourt l’échine. A sa connaissance, personne n’a jamais choisi de quitter La Ruche, c’est toujours La Ruche qui décide de l’avenir de ses employés. Il s’imagine effectuant un acte de bravoure, sortant du bâtiment fièrement, sans se retourner, sous les chuchotements outrés mais secrètement envieux des occupants de l’alvéole. « Ne fais pas le con… ils te le feront payer. Ils s’arrangeront pour que tu ne retrouves jamais de travail chez un autre employeur », le sermonne une petite voix dans sa tête. Elle ressemble étrangement à celle de José.

Dans cet instant de relâchement, Thomas se rappelle qu’il n’a pas donné de nouvelles à sa famille depuis plusieurs mois. Il a vu le nouveau jardin de sa mère et les vacances au Maroc de son frère en photos sur Facebook. Les messages privés et les SMS qu’ils lui ont adressés, à ces occasions comme à d’autres, sont toujours restés sans réponse. Il sait que sa grand-mère est toujours hospitalisée, car il lit en membre passif les publications du groupe « Famille » sur l’application WhatsApp, mais il n’a ni été la voir, ni même envoyé une carte ou des fleurs.  Sentant monter la culpabilité, il prend son téléphone puis le repose sur la table, incapable de savoir par où commencer. Ce n’est pas son fort de s’excuser pour l’absence ou le retard, pour le manque de soutien ou pour un anniversaire oublié. Et ce n’est pas Julia qui aurait dit le contraire.

Une ambulance passe en trombe dans la rue, toutes sirènes hurlantes. Thomas est tiré de sa rêverie par le bruit assourdissant. Ses tympans, habitués à l’ambiance feutrée de La Ruche, lui font mal. Cela fait presque une heure qu’il a quitté l’open space et il estime que la parenthèse a assez duré. Il se décide à retourner sur le campus pour organiser une vidéoconférence afin de rencontrer sa nouvelle équipe. « Se montrer proactif », comme le lui intime son rapport mensuel.

Devant l’entrée, il remarque une agitation inhabituelle. De nombreux employés sont regroupés à l’extérieur, un fait assez rare pour être signalé. Ils ont un air grave, parlent d’une voix basse et énervée. Une assistante administrative réconforte une jeune graphiste en pleurs. L’ambulance que Thomas a aperçue en ville un peu plus tôt est stationnée devant le bâtiment, à quelques mètres d’une voiture de police. Des rubans de signalisation ont été déployés pour sécuriser le périmètre. Curieux, comme chacun peut l’être devant une scène de drame potentiel, Thomas s’approche. « Tentative de suicide », l’informe immédiatement un jeune homme cravaté, sans qu’il ait rien besoin de demander. Thomas considère la terrasse du troisième étage, sur laquelle tout le monde a les yeux rivés.

-C’est une fille rousse, je ne sais pas de quel service. Mais elle devait être dans la charrette de licenciements du jour, avance une assistante.

-Oui, probablement, répond une autre femme.

-Ça ne serait pas Géraldine, la fille des opérations ? demande une troisième, une juriste qui a travaillé sur le projet de Boston.

Hochements de tête négatifs. La juriste se retourne vers Thomas, comme s’il détenait la réponse. Il hausse les épaules.

« C’est sûrement Géraldine. J’ai entendu dire qu’elle n’avait pas été très productive quand ils l’ont envoyée en Chine. Vous savez comment ça se passe… », reprend la juriste, en ignorant à nouveau Thomas. Il ne peut s’empêcher de penser amèrement qu’il aura fallu un événement tragique pour que les employés de La Ruche conversent autrement que par écrans interposés.

L’ambulance démarre et un agent de police aboie aux employés agglutinés de s’écarter. Plusieurs regagnent les étages du campus, ayant eu leur dose de sensations pour la journée. D’autres restent à discuter, en petits groupes, des raisons qui ont pu pousser une jeune femme à se jeter du balcon.

-Je pense que certaines personnes ont juste du mal à supporter la pression, croit savoir un graphiste, en grande discussion avec sa collègue.

-Quel manque de compassion, vraiment ! intervient un quadragénaire engoncé dans sa chemise.

-Oui, on ne sait pas ce qui peut nous arriver le mois prochain, abonde une secrétaire en portant sa main à son cou pour imiter une guillotine.

Lassé des commentaires qui fusent, Thomas passe le tourniquet de l’entrée comme il entrerait dans une bulle, mais il ne sait pas bien définir si celle-ci le rassure ou si elle le terrifie. Il a un goût acide dans la bouche, l’estomac retourné. Il se demande qui était cette femme et si c’est le couperet tombé quelques heures plus tôt qui l’a poussée à commettre l’irréparable. Un tel acte le laisse perplexe : à La Ruche, chacun sait dès son arrivée que les sièges sont éjectables.  Comment aurait-il réagi, lui, s’il avait été brutalement poussé vers la sortie ce matin ? Probablement à coups de bières, puis de whisky, jusqu’à ce que l’alvéole soit noyée dans des litres d’alcool. Une solution aux effets peu durables, mais qui a le mérite d’être efficace rapidement, estime Thomas. Julia lui reprochait souvent de trop boire. Une fois encore, elle avait raison.

***

Thomas n’a pas le courage de retourner se mêler aux autres ouvrières de La Ruche. Il décide de travailler sur son projet depuis son studio, où il pourra jouir d’une tranquillité relative. « On n’est plus jamais seul », avait un jour déclaré Julia, qui l’observait alors qu’il consultait frénétiquement son téléphone, passant de Facebook aux e-mails et d’Instagram à WhatsApp. Il avait toujours gardé cette phrase en tête et elle s’appliquait à La Ruche plus que nulle part ailleurs. Plus jamais déconnecté, plus jamais inatteignable. Même les messages d’absence automatiques ne vous protègent plus. « Je serai absent jusqu’au 15 juillet. En cas d’urgence, vous pouvez me joindre au… » ; quand tout est connecté, tout devient urgent. Et peu importe sur quelle plage vous vous trouvez, on cherchera à vous joindre quand même. Par téléphone si vous n’avez pas répondu aux e-mails. Par message privé si vous ne vous êtes pas connecté sur Skype. Vous aurez l’envie de consulter vos messages professionnels pendant vos congés, rien qu’une fois, juste pour vérifier. Puis vous le ferez régulièrement, toutes les heures, car le flux de nouvelles ne s’arrête jamais. Non, définitivement, vous ne serez plus jamais seul.

Sur ces considérations, Thomas arrive à son étage et sort ses clefs de son sac. Il y a de l’agitation dans l’air, et les voix fortes qui s’échappent de plusieurs appartements font grandir son inquiétude. Le chef de la comptabilité est accompagné de deux policiers et ils se tiennent dans l’entrée d’un studio. Celui de Nina. Les agents ont dans leurs mains les sacs transparents servant à collecter des preuves. Thomas reste figé ; tous les éléments s’assemblent dans sa tête. « Merde ! », lâche-t-il en laissant tomber son sac sur le sol. Son contenu s’éparpille sur le lino du couloir.

Ses mains tremblent tellement qu’il peine à faire tourner la clef dans la serrure. Ni en voyant l’ambulance, ni en écoutant les conversations dans l’entrée, Thomas n’avait pensé à Nina. Cette femme au calme olympien, serait donc l’auteure de cet acte de désespoir ? A aucun instant il n’avait envisagé qu’il puisse s’agir de sa discrète voisine. Il passe la tête sous le robinet d’eau froide, mais il est incapable de se calmer. Assailli par un mauvais pressentiment, il farfouille dans son sac à la recherche de sa montre connectée, qui vibrait désespérément tout à l’heure. Cent messages non lus. Il sera plus à l’aise pour les lire sur son portable, qu’il avait également consigné au fond de la mallette. Il s’assied sur son lit, le dos courbé, l’appareil sur les genoux et parcourt les éléments non lus : des invitations à des colloques, à des réunions, un rappel à l’ordre de la coach sportive et une tirade de son nouveau chef de projet, qui tente de motiver les troupes. Puis sa crainte se fonde.

(11:08) Thomas, est-ce que tu as le temps pour ce verre ?

(11:09) … C’est sûrement l’un de mes derniers ici, ils m’ont donné mon congé.

(11:12) Restructuration du service.

(11:12) Sans préavis.

(11:13) La vérité, c’est qu’ils me trouvent trop lente, pas assez efficace.

(11:14) Ils me l’ont dit droit dans les yeux. Mais bien sûr, sur le papier, restructuration ça fait toujours mieux…

(11:15) J’avais pourtant rendu, le jour-même, tous ces rapports en temps et en heure. J’avais l’impression d’avoir fait l’impossible ! Et pourtant…

(11:16) J’étais là depuis six ans. Tu me diras que c’est déjà un record d’avoir tenu tout ce temps, d’être passée entre les gouttes… 

(11:17) Je ne sais pas pourquoi je te dis ça.

(11:17) Enfin si, tu es la seule personne ici avec qui j’ai un semblant de conversation.

(11:18) De vraie conversation, je veux dire.

(11:18) En face à face… même si c’étaient trois mots dans l’ascenseur.

(11:20) Thomas ?

(11:22) Tu es là ?

(11:30) Et me voilà, à faire ce que j’ai toujours reproché à la Ruche. A penser que tout le monde est toujours à disposition, tout le temps. Que tout le monde est connecté en permanence.

(11:31) Je crois qu’on ne peut plus revenir en arrière. On ne peut plus se déconnecter.

(11:40) Il faut croire que cette foutue ruche n’a pas seulement pris mon énergie… elle a aussi réduit à néant ce qu’il me restait d’âme.

En temps normal, Thomas le sarcastique aurait ri de cette tournure de phrase dramatique. Il l’aurait jugée digne d’un mauvais feuilleton. Il s’en serait moqué, comme des romans à l’eau de rose sur la table de nuit de Julia. Mais il reçoit en pleine figure cet appel au secours qu’il n’a pas su entendre.

Les cadres de la direction ont confié à José la délicate mission d’organiser une réunion de crise. « Leçon de chef numéro un : déléguer le sale boulot », murmure Thomas à son voisin de table, en voyant le chef de projet monter sur une chaise pour demander l’attention des collaborateurs. Presque toutes les abeilles sont agglutinées dans l’alvéole, un jour après le drame.

« Comme vous le savez, notre collègue du service comptabilité Nina Chevalier a tenté de mettre fin à ses jours hier, sur le site de l’entreprise. Elle est grièvement blessée, mais ses jours ne sont pas en danger », leur apprend José, qui détaille les côtes cassées, la jambe dans le plâtre, le bassin et le coccyx fissurés, sans oublier la commotion. Un soupir de soulagement parcourt l’assistance et José triture nerveusement le papier sur lequel il a inscrit les informations à transmettre. « Dans un souci de transparence, la direction confirme l’information qui circule au sein de La Ruche, selon laquelle Madame Chevalier faisait partie des collaborateurs ayant appris leur licenciement jeudi », poursuit-il, gêné. L’assemblée se met immédiatement à murmurer, à commenter l’information.

« Le secteur dans lequel travaillait Madame Chevalier devant être restructuré, son poste a malheureusement dû être supprimé. La direction dément en revanche toute rumeur invoquant des pressions sur la collaboratrice et tout reproche formulé à son égard », continue le chef de projet, qui a désormais le nez plongé dans ses notes.  Son « merci pour votre attention » est noyé par les discussions animées qui reprennent dans la foule de salariés. Au cœur du brouhaha, certains assurent qu’ils « savaient que les cadres harcelaient l’équipe de la compta ». « C’est une preuve que les chefs veulent noyer le poisson », répète Renata, la graphiste, à qui veut l’entendre. D’autres sont persuadés que Nina « faisait une dépression depuis un moment. On le voyait, non ? Elle avait toujours l’air triste… ». Chacun y va de sa théorie. Une fois de plus à La Ruche, c’est le sensationnel et la rumeur qui délient les langues et font sortir les employés du confort de la discussion virtuelle, se dit Thomas. Mais il sait que l’effervescence ne durera pas longtemps. Une fois rassurés de savoir Nina hors de danger, les employés retourneront à leurs affaires respectives et oublieront cette silencieuse ex-collègue de la comptabilité. Ils tenteront tout au plus d’impressionner leurs amis à l’heure de l’apéritif, en racontant l’épisode du balcon.

José lui rapportera plus tard qu’après l’incident, une fois que Nina a été emmenée à l’hôpital, les policiers ont voulu voir son studio, pour les besoins de l’enquête. Ils y ont trouvé une pièce parfaitement propre et rangée, à l’exception d’une pile d’objets électroniques réduits en miette. L’ordinateur portable – propriété de La Ruche – avait été fracassé contre le mur, la montre écrasée sur le sol. Deux téléphones avaient visiblement volé à travers la pièce pour se retrouver en morceaux sur le parquet. Nina n’avait pas laissé de lettre sur place, mais en avait posté une, dont le contenu est resté secret, à l’adresse de ses parents. José relate l’événement de manière factuelle et froide. Pour lui, la comptable a tout simplement « pété les plombs ». Thomas se garde bien d’évoquer les messages reçus peu avant que Nina ne tente de s’enlever la vie.

***

 « Tentative de suicide à La Ruche, les employés sous pression »

« Une comptable de La Ruche tente de s’ôter la vie, ses collègues témoignent »

« La Ruche exige-t-elle trop de ses employés ? »

La presse de tout le pays s’est emparée de l’affaire. Certains titres s’en délectent, approchent des collaborateurs à la sortie du travail, recueillent des témoignages de prétendus collègues de Nina. D’autres se posent des questions pertinentes : une compagnie aussi innovante, aussi bien cotée… comment a-t-on pu en arriver là ? Thomas ne manque aucun article en ligne. Il lit l’interview d’un psychologue, selon qui les pressions au travail seront la principale cause de suicide du 21èmesiècle. Il découvre les autres affaires de suicides dans de grandes entreprises – souvent le secteur des télécommunications – recensées pas un hebdomadaire. Il s’agit parfois de cas isolés, mais l’histoire a souvent tendance à se répéter. « Qui sera le prochain ? », ose même un quotidien de boulevard. Sur les réseaux sociaux, leur Une fait scandale et génère des milliers de commentaires indignés. Thomas n’oserait l’avouer à voix haute, mais il se pose la même question : à qui le tour ? Une fois n’est pas coutume, il entend la voix de Julia qui lui répète « qu’il se fait du mal en lisant tout ça ». La voix de la raison, qu’il n’écoute toujours pas.

***

Autour du lit de Nina sont arrangés des dizaines de bouquets de fleurs de toutes les couleurs. « On va bientôt devoir instaurer un quota », s’amuse une infirmière en prenant l’orchidée des mains de Thomas. Il se sent un peu gauche, seul avec sa fleur et sa carte de vœux, debout au milieu de ces témoignages d’amitié pour une jeune femme qu’il connaît à peine. Mais une visite à l’hôpital lui avait paru normale, évidente même.  Nina dort.  Thomas en est presque rassuré : qu’aurait-il bien pu lui dire, outre le maladroit « bon rétablissement » qu’il a griffonné sur une carte ornée d’une planche de la BD Snoopy ? A en croire les cadeaux alignés, il n’est pas la première abeille de La Ruche à rendre visite à la jeune femme alitée. Sur la table trône un imposant arrangement floral signé des membres de la direction : le plus grand, le plus coloré, le plus voyant de toute la pièce, forcément. « A une employée respectée », dit le carton argenté qui l’accompagne. Thomas pouffe en mesurant l’incongruité de ce message. Lorsqu’il se lasse de faire les cent pas à côté de la belle endormie, il dépose son mot sur la table de nuit et se glisse silencieusement hors de la chambre.

Il pensait se libérer d’un poids, celui de la culpabilité peut-être, mais c’est le contraire qui se produit lorsqu’il s’éloigne de l’hôpital. Demain, il retournera à La Ruche, il se fondra dans la masse de claviers bourdonnants, se tiendra à disposition à chaque heure du jour et de la nuit. Qu’est-ce qui aura changé ? Il craint que le cri d’alarme de Nina n’ait été vain. Quelques jours auparavant, il a surpris au vol une discussion de bistrot. « Si elle était morte, ça aurait eu un autre impact, mais là… », argumentait une collaboratrice exubérante, attablée avec trois collègues. Rien ne va changer.

***

Pour éviter les critiques, atténuer la pression médiatique et redorer son image, La Ruche a mis en place une cellule psychologique et organisé des conférences sur la prévention du surmenage en milieu professionnel. C’est un début, reconnaît Thomas. Quelques jours après l’incident, il avait lu avec intérêt la tribune d’un journaliste pour « Le droit à la déconnexion », publiée dans un grand quotidien. Le texte, largement partagé sur les réseaux sociaux, avait eu reçu un écho national et les patrons de grandes entreprises, interpellés, avaient promis des mesures. Le patron de La Ruche n’avait pas fait exception, assurant qu’il allait instaurer « le droit d’être injoignable de vingt et une / vingt-et-une heures à sept heures trente » comme un principe cardinal de l’entreprise. Une promesse alléchante… et assurément télégénique. Mais aucune communication n’a encore été faite à l’interne. La routine, les échéances, le décalage horaire avec les clients à l’étranger… autant de justifications, autant d’excuses pour masquer la peur de perdre en productivité.

Sur le chemin de son appartement, Thomas reçoit un message.

(17:03) Merci d’être venu. Navrée de t’avoir loupé, tu aurais dû me réveiller…

Nina utilise le compte de messagerie de l’entreprise. Thomas pousse un profond soupir. Il est illusoire de vouloir tout débrancher.

***

Une nouvelle journée commence, ordinaire, dans l’open space de La Ruche. Thomas dépose ses affaires sur un poste libre, un bureau blanc semblable à tous ses voisins. Comme chaque jour, il n’y a pas de grandes salutations entre collègues. A peine un petit geste de la main à ceux qui daigneront lever la tête à votre arrivée. Thomas se connecte au système et une série de messages jaillit sur son écran. Ils viennent tous de José.

(08:03) Les Américains ont rappelé !!!

(08:04) Leur prestataire les a lâchés et ils sont prêts à renégocier un contrat. Ils veulent voir une version plus aboutie de ton prototype…

(08:05) Dernière chance…

Thomas lui envoie le symbole du pouce levé.

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