Où Mesmin, embarqué sur le bateau de Rajesh, commence à se séparer du monde des vivants
Allongé sur le sol mouvant, je contemple un ciel dépourvu de sens.
Dans cette position me reviennent mes jeunes années, quand j’apprenais avec tant de zèle les noms des astres que je finissais par m’orienter aussi familièrement dans les cartes du ciel que plus tard dans la topographie de Varangues. La Croix du Sud, le chemin que j’ai fait aménager en 1824 pour les premiers pas de Louisa, le Serpentaire, la mangrove aux crabes, le Sextant, le banc de Prudence, Betelgeuse, mon giroflier, fierté de mon verger, Altaïr, Sirius bas sur l’horizon, au loin la Montagne du Lion: c’est cela être propriétaire.
Avec le recul des années, il m’apparaît que je me fourvoyais. Nommer et situer les choses du ciel alors me comblait; ces noms leur conféraient une raison suffisante, pour ainsi dire une explication; je croyais ainsi les posséder. Ce n’était qu’un fatras dépourvu de vie, une forme de collection pour laquelle je n’éprouve plus de goût. Même la passion que j’apportais à pénétrer leurs mécanismes me semble vaine.
Je sais que tu peux comprendre cela, petite. La connaissance m’apparaissait alors une fin en elle-même. Je m’étonne en me revoyant captivé par la mythologie de Sirius, par exemple. Sais-tu que Sirius n’est autre que le chien d’Orion, lui-même fils de Poséidon, et qu’il fut transformé en étoile à la suite d’une brouille à laquelle se mêla Artémis? Je m’exaltais en découvrant que les Egyptiens avaient deviné en cette étoile la demeure d’Isis, épouse et sœur d’Osiris, mère de Horus, déesse originelle, guérisseuse, source de toute fécondité et de toute transformation, incarnation de l’amour! Me plaisant à tirer des parallèles, je me la figurais parente de notre Durga Mata mauricienne…
Cela se passait hier et combien cela me paraît lointain! Ce devait être dans une autre existence que je prêtais si ardemment l’oreille au Dr. Wang, quand il me révélait que Sirius avait été observée changeant mystérieusement de couleur par des astronomes chinois, en des temps reculés.
Dès le début de ce silencieux voyage, j’ai beau scruter le ciel, je trouve évanoui mon goût pour les mythologies que j’évoque, les noms, mes connaissances scientifiques, la familiarité même que je croyais avoir avec les astres; cela ne m’est plus d’aucun secours. Ma lecture des cieux se fait confuse et flottante; surtout, je m’ennuie au dernier degré; les cartes astronomiques de Rajesh me sont devenues étrangères; je me sens chassé du monde où j’avais trouvé à vivre.