La narratrice profite des joies de la plage, mais son visiteur du passé est toujours là…
A l’aube en sortant dans le jardin, j’aperçois les arbres agités par le vent avoir des mouvements de prosternation répétés, tous dans la même direction. Peut-être saluent-ils une Mecque des arbres.
J’attends impatiemment que le bar soit ouvert pour avoir accès au téléphone. C’est que j’aimerais en avoir le cœur net. J’appelle monsieur de Trousseau pour lui demander s’il sait où je pourrais trouver une généalogie de la famille d’Armont. Il propose d’appeler un de ses amis de la Société d’Histoire. Cela fait des dizaines d’années que les membres de cette société, dont c’est la passion, fabriquent des fiches familiales, parmi lesquelles figurent certainement les d’Armont, estime-t-il. Il me fera envoyer ces documents à Pointe d’Esny.
Je le remercie abondamment et je raccroche incrédule. C’est tout. Il suffisait de demander, c’est si simple que j’y crois à peine.
J’emporte une natte, mes carnets et mon stylo pour m’installer sur la plage à l’ombre d’un filao.
Le lagon est agité, le ciel d’un bleu franc annonce une journée chaude. Je cale ma natte aux quatre coins sous des pierres pour qu’elle ne s’envole pas et je cours vers la mer. En vérité, c’est un bain de couleur que je prends. S’immerger ainsi dans ce turquoise scintillant,brasser des éclats de soleil, fendre des nappes de saphir, voguer dans des ourlets d’écume, c’est se laver l’âme.
Je m’émerveille devant tant de splendeur et de pureté offertes ce matin. J’en reviens éblouie, ruisselante, et me séchant dans ma serviette éponge, je redécouvre la gratitude (et c’est si bon que je me demande pourquoi je cultive si peu cet état d’esprit.) Encore poisseuse d’eau de mer, je m’étends sur ma natte, je m’appuie sur un coude et j’ouvre mon carnet…
Tu peux recommencer, Mesmin. Installons-nous, cohabitons. Chacun son espace, laisse-moi bouger en suffisance, laisse-moi plonger dans cette mer si bonne, laisse-moi jouir de ces camaïeux de bleus, et je te prête ma main, mon encre, mes feuilles. Je ne suis pas dupe. Tu as besoin de moi, alors que j’ignore ce que tu vas m’offrir. Mais j’ai choisi de te faire confiance. Et d’espérer.
Dans quelques jours, tu me laisseras prendre le bus pour Port Louis, où je veux fouiner dans le catalogue de la Bibliothèque nationale, j’ai mon idée, et un travail à mener concernant de Chazal, que cela te plaise ou non.
Ah çà, petite, en étudiant de Chazal, d’une certaine manière, c’est encore moi que tu étudies, que les choses soient bien claires. Quant aux documents, si je ne les mésestime pas, permets-moi de te conseiller de ne pas t’y perdre ; l’essentiel ne s’y trouve pas ; ne reste pas en dehors de la vie !
Nulle part tu ne trouveras inscrit le nom de Parveen, la femme que j’ai aimée tard dans mon existence (et tu verras qu’elle compte pour toi, plus que tu ne te le représentes.)
Elle vivait sur les hauteurs de Souillac dans une caze au toit de palmes ; un grand eucalyptus en ombrait la cour ; Parveen élevait trois enfants seule, son mari s’étant évaporé on ne sait où ; elle était indienne. Or, ainsi que tu l’as compris, mon coeur est indien et le monde est blanc : Parveen est la femme de mon coeur. Le temps que j’ai passé auprès d’elle se compte en mois, et ce furent les plus lumineux de ma vie.
Je t’en ai assez dit, je crois ; cela m’appartient.
Maintenant je te prie d’écouter attentivement ce qui va suivre, car j’ai besoin de ton absolution. Ce que je vais te raconter n’est facile ni à confier, ni à décrire. Un matin, je me suis éveillé dans cette caze aimée ; les angles des murs, le tracé des portes et des fenêtres me sont apparus dédoublés. La maison avait pris un aspect transparent, comme fumeux ; les objets paraissaient flotter ; les parois et les meubles me semblaient des calques flous posés sur un néant. La réalité se dissolvait sous mes yeux.[…]